On dirait qu’il existe une profonde contradiction entre deux tendances actuelles: un mouvement s’en allant vers une autre Grande Noirceur, appelée «société du silence» par Pierre Noreau, et l’explosion d’une liberté d’expression associée aux médias sociaux. Peut-être que ces deux tendances ne sont pas aussi contradictoires et que l’une influence l’autre.
Le silence et l’obscurantisme
Ce n’est pas la première fois que j’aborde la question de la «société du silence». Voir mes billets Plusieurs jugent que le premier ministre Stephen Harper se comporte en Big Brother. Quel impact cela a-t-il sur la planification de pandémie au Canada? et Les médias sociaux pourraient-ils aider à renverser la tendance à la «société du silence»?
Le journaliste Fabien Deglise a publié aujourd’hui dans le Devoir un article absolument étonnant, «Le nouvel obscurantisme». Il y explique que la société du silence n’est pas simplement une tendance observée au Canada, mais qu’elle s’appliquerait également à l’ensemble du monde occidental:
«Elle [la tentation du secret et la montée récente de l'obscurantisme] n'est aussi pas seulement locale mais aussi «globalisée», ajoute Pierre Noreau en évoquant les États-Unis, la France, la Grande-Bretagne ou encore l'Allemagne comme autres terreaux fertiles à l'obscurantisme. Des terreaux sur lesquels les appareils gouvernementaux cultivent la noirceur, mais tout comme le secteur privé, les universités, les citoyens lambda... «Aujourd'hui, chercher à comprendre le monde est devenu une activité à risque», dit-il.»Si jamais cette tendance s’incrustait et se généralisait, je devrais pratiquement envisager de changer de planète... Où les penseurs et les artistes seront-ils à l’aise et auront-ils droit à leur place au soleil si la libre circulation des idées est gravement compromise dans notre monde?
Doubles strates de silence dans le cas des préparatifs pandémiques
J’ai remarqué (c’est difficile à louper!) que la grippe aviaire n’est pas un sujet tellement à la mode. Il s’agit même d’un sujet que l’on pourrait classer parmi les tabous. Les gens ont peur d’entendre parler de la grippe aviaire pour une foule de raisons, allant de l’apathie, au refus de considérer le fait qu’ils pourraient mourir, à l’optimisme irréel, à l’indifférence, au déni total et à l’ignorance. Le Dr Peter M. Sandman, un communicateur de risque de renom, a prévenu: «Les dangers les plus sérieux qui menacent notre santé sont typiquement caractérisés par la sous-réaction du public – c’est-à-dire, par l’apathie, plutôt que la panique.»
Au départ, il existe donc une profonde gêne au sujet de la grippe aviaire, qui fait que les gens se replient volontairement dans le silence, au lieu de l’évoquer.
Et à cela, se rajoute une autre strate de silence: des problèmes engendrés par un contrôle critique de l’information par les autorités gouvernementales. Me Michel Drapeau, avocat, enseignant à l’Université d’Ottawa, ancien militaire à la retraite, très respecté dans le milieu de l'accès à l'information, a indiqué en juillet dernier: «Le gouvernement ne fait pas confiance aux gens. Il pense que chaque information va lui nuire et que les citoyens ne sont pas assez intelligents pour faire la part des choses.»
J’ai pu personnellement vérifier cela au début de l’année, lors d’une conversation téléphonique avec Marc Nolin, coordonnateur de l’information et des mesures d’urgences de l’Agence de la santé et des services sociaux de la Mauricie et du Centre-du-Québec, qui m’a dit textuellement: «Nous autres, on ne met pas d’information scientifique [dans nos communiqués ou sur nos sites] parce que les gens ne comprennent rien. Nous vulgarisons les données avant de les présenter à la population.»
Remarquez aussi la manière dont les autorités gouvernementales présentent les cas d’infection de listériose au Canada. C’est souvent «le premier cas confirmé» par ci, et un autre cas par là. Il faut avoir une véritable âme de Sherlock Holmes pour arriver à saisir le portrait général du nombre total des cas survenus sur l’ensemble du territoire.
L’obscurantisme à propos des préparatifs québécois en vue d’une pandémie
J’ai identifié au cours des derniers mois des exemples concrets de tendance à l’obscurantisme concernant les préparatifs pandémiques au Québec.
LA FRÉQUENCE DE LA MENTION DU DOSSIER EST PEU ÉLEVÉE
Les autorités gouvernementales québécoises ne parlent quasiment jamais à la population des préparatifs en vue d’une pandémie.
En 28 mois, il y a eu 8 communiqués de presse concernant le Québec affichés sur le site Pandémie Québec. Le dernier communiqué remonte au mois de novembre 2007.
Pourtant, une pandémie est considérée comme la menace No. 1 par le Royaume-Uni, et maintenant aussi par l’ensemble des pays membres de l’Union européenne. Les mêmes dangers craints par 27 pays européens s’appliquent également au Canada et au Québec… Alors comment est-ce possible que la menace No. 1 ne soit même pas mentionnée du bout des lèvres? Comment se fait-il que nous n’en entendions si peu parler? Ce n’est pas normal que ce qui occupe la position No. 1 en haut de l’échelle des menaces ne soit pas présent dans nos esprits, dans les débats, etc.
LES ANNONCES IMPORTANTES NE SONT PAS PUBLIÉES SUR LES SITES DU GOUVERNEMENT
Une annonce survenue le 11 août dernier d’un investissement de 50 millions de dollars en stockage d’antibiotiques pour le traitement des infections secondaires n’a pas été affichée sur le site du ministère de la Santé et des Services sociaux, ni sur le site Pandémie Québec. La nouvelle est sortie sous forme d’entrevue avec un journaliste du quotidien Le Soleil. Cela m’a été confirmé au téléphone par Pierre Laflamme, coordonnateur du comité du MSSS sur la pandémie.
LE SITE OFFICIEL PANDÉMIE QUÉBEC N’OFFRE PAS DE POSSIBILITÉ D’INTERACTION AVEC LE PUBLIC
Zonegrippeaviaire a appris par le biais de l’accès à l’information que le gouvernement prépare une mise à jour du site Pandémie Québec, la porte d’entrée de l’information dédiée à la pandémie, le point de convergence et de référence de l’activité communicationnelle du gouvernement. La mise à jour de ce site est prévue pour décembre 2008.
Mais nous savons aussi à l’avance que la nouvelle version du site ne comportera pas d’applications Web 2.0. Ce qui signifie par conséquent que le gouvernement du Québec échoue à instaurer un mécanisme de rétroinformation mentionné dans le Plan de communication du gouvernement du Québec en cas de pandémie d’influenza:
2.1.1 La relation au risque – «La menace que fait peser la pandémie sur la vie et la santé, son injustice, son caractère irréversible et sa dimension planétaire sont susceptibles d’effrayer la population. Pour le communicateur, il est essentiel de reconnaître à temps cet état d’angoisse et de répondre à l’émotion du public: rester sensible, ouvert, attentif à l’évolution des sentiments, se tenir à l’écoute du citoyen et le rassurer. Une telle attitude nécessite l’instauration d’un dialogue avec la population, principalement à travers les réseaux de proximité et d’entraide. Elle requiert l’établissement de procédures exhaustives de rétroinformation afin que le message gouvernemental demeure en tout temps approprié.»Il n’y aura pas d’outil exhaustif de rétroinformation intégré dans le site Pandémie Québec.
LE GOUVERNEMENT CHOISIT DÉLIBÉRÉMENT D’IGNORER LES MÉDIAS SOCIAUX
Le gouvernement du Québec a refusé d’établir une collaboration avec la sphère du Flublogia et le site Zonegrippeaviaire, sous prétexte de ne pas souhaiter reconnaître les autres [médias sociaux]. Le gouvernement ne juge pas opportun de se mettre à la portée des gens et de dialoguer avec eux par l’entremise de technologies du Web 2.0.
Zonegrippeaviaire a obtenu (également par le biais de l’accès à l’information) un document où le gouvernement du Québec conclut qu’il ne vaut pas la peine d’investir ni temps ni argent dans les médias sociaux (voir «Les médias sociaux et la communication du risque»).
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Le silence règne-t-il aussi dans les médias sociaux?
Les médias sociaux sont censés être des espaces libres où les individus sont libérés de l’influence des institutions. Grâce à ces technologies, il a été dit par Jay Deragon que nous avons finalement trouvé la voie qui nous permet d’avoir des conversations ouvertes et honnêtes, ce qui a été compromis depuis des décennies. Voir mon billet «Les médias sociaux ont conduit à la création d’un nouveau mot, «socialutions», d’après un spécialiste américain des TI.»
Toutefois, l’article du Devoir «Le nouvel obscurantisme» indique qu’il ne faut pas «chercher à comprendre le monde». Environ seulement 11% des quelque 60 millions de blogues qui existent présentement portent sur la politique.
Les réflexions des individus engendrées par le biais des médias sociaux seront-elles compromises par la tendance à la société du silence?
Ou serait-ce l’inverse? La tendance à la société du silence sera-t-elle amoindrie par une participation massive d’individus dans les médias sociaux?
L’article du Devoir (Le nouvel obscurantisme) se termine avec une conclusion du politicologue Louis Côté, qui croit que les signes actuels d'une certaine résurgence de l'obscurantisme ne devraient pas être perçus comme un retour en arrière, mais plutôt motiver un mouvement collectif vers l'avant. «Quand on s'attaque à la libre circulation des idées, c'est le projet démocratique que l'on met finalement en péril, dit-il. Or, la démocratie, c'est un processus, pas un état stationnaire et, pour continuer à avancer, il lui faut plus de transparence et de débats ouverts.»
Ce qui me fait espérer en un momentum, ou une impulsion de forces vives des conversations collectives qui faciliteront la créativité, l’imagination, et qui favoriseront la démocratie ainsi qu’une connaissance approfondie de la manière dont fonctionnent les choses, à des niveaux encore jamais imaginés.
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